La machine de Turing

Retour sur le concept de machine de Turing, sur le contexte de son invention et sur certains liens entre informatique et mathématiques.

Citation

We may compare a man in the process of computing a real number to a machine…

Alan Turing

Définition

Une machine de Turing est une machine idéale composée :

  • d’un ruban de longueur infinie découpé en cases à l’intérieur desquelles peut être écrit un nombre fini de symboles (les entrées). Il n’y a qu’un nombre fini de symboles possible (0 et 1 suffisent).
  • d’une tête à la fois de lecture et d’écriture qui lorsqu’elle est placée devant un symbole peut le lire, l’effacer ou le remplacer par un autre symbole et ensuite se déplacer d’un symbole vers la droite ou vers la gauche.
  • d’un nombre fini d’états dans lesquels peut se trouver la machine
  • d’une table de transition qui dicte à la machine, étape par étape, ce que doit faire la tête et dans quel état doit passer la machine en fonction de l’état et du symbole lu à l’étape précédente.

Propriétés

  • Finitude
  • Localité
  • Déterminisme

Différences entre une machine de Turing et un ordinateur

Pour beaucoup l’invention en 1936 de la machine de Turing signe la naissance de l’informatique moderne. On s’imagine facilement le jeune Alan Turing branchant les derniers câbles sur une armoire immense remplie de rotors et de boutons et criant eurêka. On en oublierait presque qu’une machine de Turing n’est qu’un concept abstrait, mathématique, la définition d’une machine idéale et parfaite que Turing a écrite dans un article.

On peut bien évidemment fabriquer une machine de manière à ce que son fonctionnement suive les principes d’une machine de Turing mais ça n’en sera jamais vraiment une. Il est assez facile de se rendre compte de ça : Prenons un ordinateur portable quelconque, je peux par une astucieuse manipulation informatique modifier son fonctionnement et l’utiliser pour réaliser des opérations qu’une machine de Turing, de par sa nature conceptuelle, ne pourra jamais réaliser.

Je peux par exemple me protéger de la lumière du soleil, en m’en servant de chapeau ou encore m’en servir comme d’une planche à découper.

Une machine de Turing ne pourra jamais faire cela. Au premier abord on se dit qu’un ordinateur est mieux qu’une machine de Turing. Mais en fait ce n’est pas toujours vrai. Si vous faites faire une addition à une machine de Turing, elle vous donnera toujours le bon résultat. Alors que même pour une addition très simple comme 2+2, un ordinateur peut s’avérer incapable de l’effectuer correctement. Cela reste quand même assez rare, mais on a toujours une image erronée de l’ordinateur qui ne se trompe jamais et ça, c’est complètement faux.

Si j’ouvre le programme “calculatrice” sur mon ordinateur portable, que je tape 2+2 et que je mets ensuite un coup de masse sur l’ordinateur, j’aurai beau appuyer sur la touche égale, l’ordinateur a peu de chance de me donner la bonne réponse.

La notion de calcul

Ce qui est drôle dans l’invention de la machine de Turing c’est que, à cette époque, il n’existait pas de machine numérique que l’on puisse programmer pour faire des calculs, mais on pouvait tout à fait imaginer que le calcul soit mené par un humain. En fait il existait même des bureaux de calculs dans lesquels les gens passaient leurs journées à faire des calculs pour l’armée ou pour les scientifiques. Ces bureaux sont finalement autant des machines de Turing que les ordinateurs modernes, bien que ces derniers fassent moins d’erreurs. Finalement c’est la 2de guerre mondiale qui a accéléré le développement des premiers ordinateurs, mais même dans les années 50, ils étaient encore ridiculement lents.

Quand en 1952 Turing invente un programme capable de jouer aux échecs, aucun ordinateur n’est assez puissant pour l’exécuter. Du coup Turing est obligé de simuler lui-même le comportement d’un ordinateur, et il arrive ainsi à jouer une partie contre un collègue en effectuant lui-même les calculs. Malgré le fait qu’il mette environ une demi-heure pour effectuer tous les calculs et savoir quel coup jouer et le fait qu’il ait finalement perdu la partie, cela force l’admiration.

Bien évidemment Turing a toujours rêvé de construire des machines à calculer et il le fera plus tard dans sa vie, mais ce n’est pas vraiment pour ça qu’il a inventé le concept de machine de Turing. La machine de Turing était censée être un modèle du comportement d’un humain en train de mener un calcul. En fait en 1936 Turing n’invente pas l’ordinateur, il définit ce qu’est un calcul ou un algorithme. Il n’est pas le premier, d’autres mathématiciens comme K.Gödel ou A.Church ont déjà travaillé à définir rigoureusement la notion intuitive de calcul, mais la définition que donne Turing, bien qu’elle soit relativement équivalente aux autres existantes, est donnée sous une forme particulièrement intuitive et générale. Mais pourquoi se préoccupe-t-on tant de définir ce qu’est un calcul ?

Calculs et démonstrations

Pour comprendre l’importance de la notion de calcul, il nous faut faire un peu d’histoire des mathématiques. Très tôt, les mathématiques ont adopté la forme du raisonnement axiomatique. Les éléments d’Euclide écrits en 300 avant notre ère sont un exemple de démarche de théorisation axiomatique dans le domaine de la géométrie. L’idée c’est que pour expliquer quelque chose, le fait qu’un théorème soit vrai par exemple, on essaye d’en donner la démonstration. Mais comme il faut bien le démontrer à partir de quelque chose et être d’accord sur le sens du mot démontrer on raisonne ainsi :

On énonce quelques propositions qui sont évidentes, que personne ne met en doute, ce sont les axiomes. Puisqu’on est tous d’accord sur ces points de départ, on sera d’accord sur tout ce que l’on pourra déduire de ces axiomes. La déduction, ou démonstration, doit se présenter étape par étape de manière à ce que tout le monde puisse vérifier sa validité. Chaque étape doit être elle aussi évidente, aller de soi en quelque sorte.

Au fil des siècles et de l’apparition de nouvelles disciplines des mathématiques, de nouveaux systèmes axiomatiques apparurent comme les axiomes de Peano pour l’arithmétique. Au XIXe siècle G.Cantor inventa la notion d’ensemble, une notion extrêmement puissante et générale. Mais de la fin du XIXe au début du XXe siècle un séisme secoua les mathématiques, c’est ce que l’on appellera plus tard “la crise des fondements” et son épicentre était la théorie des ensembles de Cantor. On se rendit compte que la définition cantorienne d’ensemble, telle qu’elle a été formulée dans la théorie axiomatique de Frege par exemple, bien qu’elle semble évidente et indubitable de prime abord, menait à des paradoxes. On pouvait démontrer à la fois quelque chose et son contraire, on pouvait prouver qu’une proposition était vraie et fausse, ce qui est assez fâcheux.

Heureusement un homme, le grand mathématicien D.Hilbert, avait la solution. On ne pouvait pas faire entièrement confiance à son intuition pour reconnaitre les évidences, il proposa donc de réduire au strict minimum ce qu’on reconnaissait comme indubitable et supprimer tout le reste. Hilbert, fin observateur, avait remarqué que l’homme avait la capacité de communiquer à travers le langage. De cette possibilité, il déduisit le fait que nous avions effectivement une “intuition du signe”, que nous étions capables de manipuler des symboles. Il façonna ainsi le projet, connu sous le nom de Programme de Hilbert, de fonder la vérité de tout énoncé mathématique sur une manipulation finie de symboles, autrement dit un calcul ou un algorithme. Ce point de vue concernant la méthode axiomatique est appelé le formalisme.

Dans une théorie axiomatique formelle, au lieu d’avoir des axiomes et des déductions évidentes, on a des axiomes qui ne sont rien de plus que des suites de symboles que l’on n’a pas le droit d’interpréter et qui n’ont aucun sens et des règles de transformations valides qui nous permettent de transformer les suites de symboles. On peut appliquer des règles de transformations, en ajoutant, en enlevant ou en substituant certains symboles aux axiomes pour avoir d’autres suites de symboles. Une démonstration n’est alors rien d’autre qu’une suite d’axiomes et de transformations successives de ces axiomes, jusqu’à arriver à la dernière suite de symboles qui est le théorème. L’avantage des démonstrations formelles c’est qu’on ne peut vraiment pas douter de la justesse d’une démonstration parce que même une machine peut vérifier si la démonstration est valide ou pas. Mais ce qui importe pour Hilbert, au-delà du fait de pouvoir vérifier les démonstrations, c’est de s’arranger pour qu’un système d’axiomes permette de démontrer si un théorème est vrai ou faux, et surtout pas les deux en même temps. Si un système axiomatique ne permet de rien démontrer, c’est tout aussi inutile que s’il permet de démontrer tout et son contraire. Heureusement les mathématiciens avaient déjà travaillé sur des systèmes d’axiomes relativement bien ficelés. Si on arrivait à les formaliser, à les réduire à une manipulation de symboles et à démontrer dans le système choisi que toute proposition pouvait être validée ou bien infirmée par une démonstration alors le concept de machine de Turing était une manière de préciser ce que Hilbert entendait par calcul ou manipulation de symboles, et d’étudier la faisabilité de son projet.

Le problème esprit\machine et les théorèmes de Gödel

Donc si on donne une démonstration formelle à une machine de Turing, elle est capable de dire si elle est correcte. Hilbert pensait de plus trouver un algorithme qui serait capable de démontrer ou d’infirmer n’importe quel théorème mathématique. L’algorithme marcherait ainsi : on lui donnerait en entrée un théorème mathématique et il sortirait la démonstration de ce théorème s’il est vrai, et sinon il sortirait la démonstration de sa négation. Si on était sûr que tout théorème possède une démonstration dans le système d’axiomes, ce serait même assez facile. Il suffirait d’essayer toutes les suites finies de symboles jusqu’à reconnaitre la démonstration du théorème, selon la méthode du singe dactylographe. Turing introduit le concept de machine de Turing afin de prouver qu’une machine capable de démontrer tout théorème arithmétique ne peut pas exister.

Ce n’est pas le seul revers que subit le programme de Hilbert. En 1931, quelques années auparavant, le jeune mathématicien et logicien K.Gödel par ses théorèmes d’incomplétude avait déja mis fin au programme de Hilbert, l’article de Turing s’appuie d’ailleurs largement sur ces théorèmes. Gödel avait prouvé que si on réduisait les mathématiques, ne serait-ce que l’arithmétique, à des axiomes formels, on ne pourrait jamais prouver dans ce cadre-là que l’arithmétique était cohérente. C’est-à-dire que Hilbert ne pourrait jamais être sûr qu’un beau jour 2+2=3 dans son système, ou plutôt s’il était sûr que 2+2=4, cela ne pourrait pas lui venir uniquement de la manipulation de symboles. Ainsi un ordinateur peut effectuer la somme 2+2 de millions de manières différentes, mais il ne pourra jamais être sûr que le résultat sera toujours le même, il est incapable de déduire cela de son propre fonctionnement. De plus Gödel avait prouvé que même dans le cas où un système d’axiomes serait cohérent, il y aurait toujours des énoncés vrais qu’on serait incapable de démontrer à l’intérieur de ce système, et ce, quelque soient les axiomes choisis, tant qu’on ne les considérait que comme des suites de symboles.

Gödel tira dans un texte de 1951 une conclusion de ces théorèmes d’incomplétude : Soit il existe des vérités mathématiques qui ne peuvent êtres démontrées par aucun esprit humain soit l’esprit dépasse les capacités mathématiques d’une machine de Turing. Il est également possible que ces deux affirmations soient toutes les deux vraies mais Gödel penchait plutôt pour la seconde.

En 1933, A.Tarski s’appuya sur les résultats de Gödel pour énoncer un théorème aux conséquences surprenantes : on ne peut établir la vérité des énoncés d’un langage formel à l’intérieur de ce langage. Une de ces conséquences est que le paradoxe du menteur est résolu puisqu’on montre qu’il n’a en fait aucun sens.

On a souvent l’impression que si notre esprit n’était rien d’autre que le résultat de l’exécution d’un algorithme, cela casserait en quelque sorte le charme et le mystère de l’esprit. On s’imagine, effrayé, qu’il serait alors possible de modifier cet algorithme pour l’améliorer et créer ainsi un esprit qui dépasse l’esprit humain. Seulement d’après le théorème de Tarski, si notre cerveau est effectivement une machine de Turing, il nous serait impossible en un certain sens d’avoir du recul par rapport à notre algorithme-esprit. Si notre sens de ce qui est vrai (comme le fait que 2+2=4) est géré par un algorithme, on ne saura jamais si c’est effectivement vrai et pourquoi c’est vrai. Si notre esprit est un algorithme, soit on est incapable de le connaître, soit le connaître ne nous servirait à rien car on ne pourrait rien en dire de plus que ce que nous poussait à croire cet algorithme quand nous ne le connaissions pas.

Conclusion

Les résultats mathématiques évoqués dans la dernière section invitent à une réflexion sur l’autoréférence. De nombreux artistes ont senti qu’il y avait là une notion qui invitait à une réflexion profonde, par exemple Escher dans sa lithographie Drawing hands. Les paradoxes qui ont provoqué et motivé ces théorèmes exploitent largement l’autoréférence.

Pourtant l’autoréférence n’est pas paradoxale en soi. Lorsqu’un juge dit “je vous condamne”, il vous condamne et il dit qu’il vous condamne tout à la fois et cela n’a rien de paradoxal. Nul n’a besoin de dire je vois un arbre pour le voir, le juge lui ne condamne que s’il dit qu’il condamne et inversement. De la même manière je peux dire que le mot “court” est court, il y a une autoréférence mais ça ne pose aucun problème. L’informatique utilise sans arrêt des programmes qui font appel à eux-mêmes, les algorithmes récursifs. Ce que nous dit le théorème de Tarski c’est qu’il y a une autoréférence qui est interdite, qui n’a pas de sens : celle qui exprime sa propre vérité. On a pourtant parfois l’impression que dans le domaine de l’I.A., on nous vend le dépassement de l’homme par l’homme, l’avènement d’un homme 2.0 que l’homme 1.0 aurait réussi à créer ?

C’est là une chose qu’il est bon d’avoir en tête lorsqu’on cherche à créer de nos mains des êtres artificiels : si vous êtes sûr d’avoir créé une machine fiable, alors vous lui êtes forcément supérieur, car elle ne peut se rendre compte de sa propre fiabilité.


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